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Blog d'Hubert Armandon

16 décembre 2012

Considérations sur le pouvoir « structurel » de l’Autorité de concurrence outre-mer

La loi n° 2012-1270 du 20 novembre 2012 relative à la régulation économique outre-mer a doté l’Autorité de la concurrence d’un nouveau pouvoir structurel en matière de commerce de détail outre-mer. Ainsi, a été inséré dans le Code de commerce un nouvel article L. 752-27, rédigé comme suit (j’ai simplifié le texte) : «Dans les [collectivités d’outre-mer], en cas d'existence d'une position dominante détenue par une entreprise ou un groupe d'entreprises exploitant un ou plusieurs magasins de commerce de détail, qui soulève des préoccupations de concurrence du fait de prix ou de marges élevés (…), l'Autorité de la concurrence peut (…), faire connaître ses préoccupations de concurrence à l'entreprise ou au groupe d'entreprises en cause, qui peut dans un délai de deux mois lui proposer des engagements (…). Si l'entreprise ou le groupe d'entreprises ne propose pas d'engagements ou si les engagements proposés ne lui paraissent pas de nature à mettre un terme à ses préoccupations de concurrence, l'Autorité de la concurrence peut (…) leur enjoindre de modifier, de compléter ou de résilier, dans un délai déterminé qui ne peut excéder deux mois, tous accords et tous actes par lesquels s'est constituée la puissance économique qui permet les pratiques constatées en matière de prix ou de marges. Elle peut, dans les mêmes conditions, leur enjoindre de procéder à la cession d'actifs si cette cession constitue le seul moyen permettant de garantir une concurrence effective. L'Autorité de la concurrence peut sanctionner l'inexécution de ces injonctions (…) ».

Nul de ceux qui ont travaillé sur cette disposition ou l’ont commenté ne l’ignore : si ce pouvoir est aujourd’hui cantonné à la distribution de détail en Outre-mer, il s’agit d’un test et l’idée est, en cas de succès (du moins aux yeux du législateur), une généralisation à l’ensemble des secteurs économiques et du territoire national. D’ailleurs, ce dispositif trouve sa source dans un avis de l’Autorité de la concurrence de début 2012, dans lequel elle appelait le législateur à la doter d’un tel pouvoir, lui permettant de s’attaquer à la position acquise par le Groupe Casino dans le commerce de détail à Paris intra-muros.

Je ne voudrais certainement pas insinuer que ce dispositif (généralisé ou pas) est par son principe même inacceptable et/ou qu'il aura nécessairement des conséquences dramatiques sur l’économie. Je reconnais d’ailleurs volontiers que ce pouvoir existe au Royaume-Uni et que l’expérience outre-Manche montre qu’il n’en est point abusé.

Mais, comme beaucoup, je suis troublé par la démarche, qui, à mon sens, revient à créer un pouvoir administratif exorbitant en réponse à un problème qui pourrait sans doute être traité par des voies plus « douces », voire même par l’arsenal juridique préexistant du droit des pratiques anticoncurrentielles. Je pense en outre que l’instauration de ce dispositif soulève (ou souligne) des questions que le législateur n’a pas réglées en parallèle.      

Pour ce qui est de mon trouble, il résulte du fait que, de l’aveu même de l’ADLC dans son avis précité, le dispositif est un palliatif à la « difficulté » (ou la paresse ?) à établir le caractère abusif (et donc dans ce cas théoriquement sanctionnable selon le droit existant, au titre de l’article L. 420-2 du Code de commerce) de la politique de prix d’un opérateur dominant. Que les autorités de concurrence soient mal à l’aise pour établir et sanctionner des prix abusifs n’est pas une nouvelle. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les lignes directrices de la Commission européenne en matière d’abus de position dominante portent à ce jour uniquement sur les abus dits « d’éviction » (c’est-à-dire ceux par lesquels un acteur dominant cherche à évincer ou prévenir l’entrée sur le marché de ses concurrents) et non sur les abus dits « d’exploitation » (c’est-à-dire ceux par lesquels un acteur dominant profite de sa situation pour imposer des conditions inéquitables à ses clients ou fournisseurs, dont les prix abusifs seraient en principe la traduction la plus flagrante). Par ailleurs, outre un travail économétrique complexe, s’attaquer à de prétendus « prix abusifs » est un exercice "tendancieux" d'une certaine manière, puisque remettant en cause certains postulats de l’orthodoxie du droit de la concurrence, à savoir : (i) d'une part, la répugnance à établir un niveau de prix ou de marge « équitable », au motif que nous ne vivons pas dans un système d'économie « administrée » et que le juste équilibre est celui qui résulte de la seule confrontation de l’offre et de la demande (ou, plus prosaïquement, comme le disait Publilius Syrus : « Toute chose a la valeur que son acquéreur est prêt à payer ») et (ii) d'autre part, le postulat – largement invoqué en jurisprudence (notamment en matière de contrôle des concentrations) – selon lequel des prix anormalement élevés, dans des secteurs où ne sont établies, ni des barrières à l’entrée particulièrement élevées, ni des pratiques d’éviction, devraient créer un « appel d’air » provoquant l’entrée ou le développement de concurrents, rétablissant à terme les conditions d’une concurrence effective.

Mais cette répugnance et/ou ces difficultés conceptuelles à utiliser l’arsenal juridique traditionnel contre les prix abusifs (ou perçus comme tels) justifient-ils de créer de nouveaux pouvoirs dispensant l’Autorité de la concurrence de la démonstration d’une pratique anticoncurrentielle (puisqu'il est simplement question ici de "préoccupations") tout en ayant un impact sur la structure même des entreprises ? En Suisse par exemple, ce problème a été adressé par la création d’un Surveillant des Prix, dont le pouvoir n’est pas de démanteler une entreprise mais d’ordonner des baisses des prix. Je ne saurais dire si ce dispositif est idéal, mais a-t-il été évalué par le législateur français avant l’adoption de la loi précitée ? Plus largement, a-t-il été réfléchi à d’autres mesures qui auraient permis d’aboutir aux mêmes fins de baisses de prix sans contraindre une entreprise à se défaire, au profit de ses concurrents, d’actifs qu’elle aura (par hypothèse) été la seule à prendre la peine de développer ? A ce titre, je renvoie à un passage notable de l’avis précité de l’Autorité de la concurrence (c'est le paragraphe n° 186), où il est reconnu que la position de Casino dans Paris intra-muros est due avant tout à la circonstance que, pendant de longues années, seul ce groupe a investi dans cette zone, alors que ses concurrents se contentaient de développer des surfaces en périphérie de Paris, où les contraintes et les coûts sont moindres…

S’agissant des questions non réglées par le texte de loi, je me contenterai ici de souligner celle relative à l’organisation de recours effectifs contre les décisions pouvant être prises par l’Autorité de la concurrence en application de ce nouveau pouvoir. Pour mémoire, le dispositif prévoit qu’en cas de « préoccupations » de l’Autorité, un certain démantèlement d’une entreprise pourra être décidé, soit dans le cadre « d’engagements » que cette entreprise aurait soumis et ayant été considérés satisfaisants par l’Autorité, soit par cette dernière unilatéralement. Dans ce dernier cas, le texte dispose que les mesures édictées doivent être mises en œuvre dans un délai qui « ne peut excéder deux mois ».

Sachant que les recours seront portés devant la Cour d’appel de Paris, où ils ne seront en principe pas suspensifs, tout porte à croire qu’une entreprise visée par une injonction de cession prise par l’Autorité devra se défaire précipitamment de ses actifs (donc le plus souvent à un prix bradé) avant même de pouvoir faire entendre sa cause par les magistrats. Et si, pour éviter le scénario d’une injonction, l’entreprise a soumis des engagements que l’Autorité a acceptés (en pratique, il faut d’ailleurs plutôt s’attendre à ce que ce soit l’Autorité qui « dicte » à l’entreprise les engagements attendus d’elle), alors c’est la possibilité même d’un recours par cette entreprise qui sera mise en doute. Car, à ma connaissance (mais je serai heureux que l’on me contredise), aucun recours n’a été formé à ce jour par une entreprise destinatrice d’une décision de l’Autorité acceptant ses engagements, et il n’est pas exclu qu’un tel recours, s’il était formé, soit rejeté au motif que l’entreprise ayant proposé des engagements n’aurait pas d’intérêt à agir contre la décision les rendant obligatoires. Aussi, pour éviter que le droit de l’entreprise à un recours demeure simplement théorique, et en tout état de cause inadapté, n’aurait-il pas fallu, en adoptant ce nouveau dispositif, préciser dans la loi (i) que le recours de l’entreprise en la matière devant la Cour d’appel est par principe suspensif de la mise en œuvre de l’injonction et (ii) que dans le cas où l’entreprise a soumis des engagements, cette circonstance ne peut être retenue à son encontre dans le cadre d’un recours de sa part contestant la décision de l’Autorité ou la procédure mise en œuvre par cette dernière ? Mais, au moins sur ce point, il n'est pas trop tard pour corriger le tir...

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